Centre d'art sacré de Lille, vendredi saint, 7/04/2023
Voces
"Un corps dogmatisé, dont chaque main qui le compose, résonne comme des voix éteintes, crucifiées par des pièces métalliques, stigmates de la barbarie.
D'autres voix, vulnérables, naissantes, des mains d'enfants, sont portées par les autres, pour libérer une parole."
“A dogmatized body, each hand of which resonates like extinguished voices, crucified by metal parts, stigmata of barbarism.
Other voices, vulnerable, nascent, children's hands, are carried by the others, to liberate a word.”
Photos : Andreas B. Krueger
Chantier de Voces
Photos de Madani Abderahim
En mots
Ce mercredi 6 septembre, j’ai rendez-vous avec Stéphane Zbylut, artiste SAF (Sans Atelier Fixe), quelque part au-dessus du quartier de Bellevue. Je roule au pas, lorgnant les maisons, scrutant les noms de rue, en suivant tant bien que mal un GPS obsolète. J’ai bien connu le coin, mais ça change. Combien d’histoires différentes se racontent dans ces lotissements où, de prime abord, tout se ressemble? J’en connais au moins une : ici, une œuvre d’art est en gestation. Et je viens voir. Ça y est, je reconnais la rue et la maison. Stéphane vient à ma rencontre. Ses traits sont tirés, mais il est souriant. C’est le sourire de quelqu’un qui a eu une vision, il y a longtemps, une éternité, et qui voit cette vision prendre forme et matière.
Stéphane a monté son atelier attenant au garage, une structure de chevrons simple mais robuste. La bâche qui la recouvre danse avec la brise, comme la jupe d’une fille. Elle se soulève un peu plus, et j’aperçois des mains jonchant le sol, plein de mains, des mains de toutes sortes, des grosses, des petites, des qui montrent du doigt, des tendres, des violentes, des vengeresses, des plaintives, des drôles, des timides. Il m’invite à entrer. La solennité de son geste me donne l’impression de pénétrer dans le tipi d’un mohican.
J’arrive en réalité sur le Mont Golgotha. Devant moi se dresse une structure d’environ deux mètres cinquante de hauteur, sur laquelle est crucifiée le torse d’une forme humaine faite d’un agrégat de mains semblables à celles qui traînent encore sur le sol. Le choix des matières et leur assemblage (silicone, clous, barres métalliques) crée un sentiment ambivalent de douceur et de violence mélangées. Ambivalence encore, entre la barbarie de la crucifixion et l’humanité foisonnante qui transpire de la finesse d’assemblage de toutes ces formes de mains que l’artiste a soigneusement, patiemment emprunté à ses amis, à sa famille, à ses rencontres. Plus encore que le sens d’une vie, l’artiste questionne leurs mystérieuses imbrications.
Je l’interroge sur ses intentions pour cette œuvre qu’il a titré « Voces ». Pour lui, ces mains sont chacune un langage, des voix sans vibration sonore, des voix muselées, étouffées. C’était donc un mouvement logique qu’elles s’agglomèrent entre elles pour former un corps puni, bon à crucifier.
Que cette réflexion se retrouve dans la figure du Christ n’a rien du prosélytisme. Stéphane n’est ni catholique, ni musulman, ni bouddhiste, ni « rien de tout ça ». Il agit dans l’ouverture, y compris spirituelle, et comme tout artiste en incubation dans un héritage culturel donné, il prend les symboles à sa disposition et se les réapproprie pour les mettre au service de son propre message.
Le Christ est populaire chez les Hindous: pour eux, en contrepoint d’une culture religieuse plus intériorisée, son enseignement soulignerait plus explicitement l’importance de l’Autre, du divin en l’Autre, et pourquoi il est si important (et difficile) de l’aimer. J’ai pensé à ça en contemplant « Voces ». Est-ce que ces mains s’attirent ou se repoussent ? Si elles s’entretuent, si elles se haïssent, se déchirent, le corps qui en est constitué n’a même pas besoin d’être crucifié, il est détruit de l’intérieur.
Pour finir, il faut voir « Voces » comme l’acte artistique dans sa plus stricte essence : c’est prendre de chacun pour faire résonner sa propre voix. Stéphane a pris les mains.
Nous échangeons encore en buvant et en mangeant. Autour de nous, dans les jardins alentour, des bribes de la vie des autres nous parviennent, des multitudes de voix, des « voces », noyées dans le calme des forêts avoisinantes et du chuchotis de la route en contrebas. La maman de Stéphane vient nous dire bonjour. Elle est souriante. Stéphane lui demande si elle se rappelle de moi, mais non. Les parents n’aiment peut-être pas se rappeler le temps où on était jeunes et cons. Elle fait un signe de tête en direction de l’atelier. « Vous avez vu le beau travail ? »
Son œil pétille de fierté.
Une fois partie, Stéphane prend le ton de la confidence.
« Sa main à elle, je voulais la placer en évidence, à un endroit fort, chargé, genre le cœur...
« Et ça ne marche pas ? »
Il secoue la tête.
« Tu l’as mis où alors ? »
« J’ai tout essayé, et il y a qu’un endroit qui marche. »
Il me montre l’endroit sur son corps à lui.
Et nous rions de bon cœur.
Jean Monier
In words
On Wednesday, September 6, I have an appointment with SAF (Sans Atelier Fixe) artist Stéphane Zbylut, somewhere above the Bellevue district. I'm driving at a leisurely pace, peering at the houses, scanning the street names, following an obsolete GPS as best I can. I've known the area well, but it's changing. How many different stories are told in these subdivisions where, at first glance, everything looks the same? I know at least one: here, a work of art is in gestation. And I've come to see. That's it, I recognize the street and the house. Stéphane comes to meet me. His features are drawn, but he's smiling. It's the smile of someone who has had a vision, long ago, an eternity ago, and is seeing it take shape and form.
Stéphane has set up his workshop adjacent to the garage, a simple but sturdy rafter structure. The tarpaulin that covers it dances in the breeze, like a girl's skirt. It lifts a little more, and I see hands strewn across the floor, lots of hands, hands of all kinds, big ones, small ones, pointing ones, tender ones, violent ones, vengeful ones, plaintive ones, funny ones, shy ones. He invites me in. The solemnity of his gesture gives me the impression of entering a Mohican's tepee.
In reality, I'm standing on Mount Golgotha. Before me stands a structure some two and a half meters high, on which is crucified the torso of a human form made from an aggregate of hands similar to those still lying on the ground. The choice of materials and their assembly (silicone, nails, metal bars) creates an ambivalent feeling of mixed gentleness and violence. Ambivalence again, between the barbarity of the crucifixion and the abundant humanity that transpires from the finely assembled hand shapes that the artist has carefully, patiently borrowed from friends, family and encounters. Even more than the meaning of a life, the artist questions their mysterious interweaving.
I ask him about his intentions for this work, which he has titled “Voces”. For him, these hands are each a language, voices without sound vibration, voices muzzled, stifled. So it was a logical move for them to join together to form a punished body, fit for crucifixion.
There's nothing proselytizing about this reflection on the figure of Christ. Stéphane is neither Catholic, nor Muslim, nor Buddhist, nor “none of the above”. He's open-minded, including spiritually, and like any artist incubating in a given cultural heritage, he takes the symbols at his disposal and reappropriates them to serve his own message.
Christ is popular with Hindus: for them, as a counterpoint to a more internalized religious culture, his teaching would more explicitly underline the importance of the Other, of the divine in the Other, and why it's so important (and difficult) to love him. I thought about this while contemplating “Voces”. Do these hands attract or repel? If they kill each other, if they hate each other, if they tear each other apart, the body made up of them doesn't even need to be crucified, it's destroyed from within.
Finally, “Voces” should be seen as the artistic act in its strictest essence: it's taking from each person to make their own voice resonate. Stéphane takes the hands.
We're still chatting, drinking and eating. All around us, in the surrounding gardens, snatches of other people's lives reach us, multitudes of voices, “voces”, drowned in the calm of the surrounding forests and the whisper of the road below. Stéphane's mother comes to say hello. She's all smiles. Stéphane asks her if she remembers me, but she doesn't. Maybe parents don't like to remember when we were young and dumb. She nods in the direction of the workshop. “Did you see the beautiful work?”
Her eyes sparkle with pride.
Once she's gone, Stéphane takes the tone of confidence.
“Her hand, I wanted to place it in evidence, in a strong, charged place, like the heart...
“And it didn't work?”
He shakes his head.
“Where did you put it then?”
“I've tried everything, and there's only one place that works.”
He shows me the spot on his body.
And we laugh heartily.
Jean Monier